RUN AND DRIVE

 

« Linventeur de lautomobile a eu plus dinfluence sur la société que les exploits combinés de Napoléon, Genghis Khan et Jules César »          William F. Ogburn, American sociologist, 1938

 

 

Textes de Prune Paycha

En 1932, le peintre communiste mexicain Diego Rivera reçoit la commande d’une fresque gigantesque qui viendra orner la cour intérieure du Detroit Institute of Arts. Depuis le début du siècle et l’installation des usines Ford – entre autres – la ville de Detroit connaît une croissance fulgurante. Devenue l’épicentre de la production automobile des États-Unis en seulement quelques années, la ville est alors l’emblème du capitalisme florissant et l’automobile, celui du « rêve américain » exaucé. La fresque de Rivera, commandée par Ford, est censée exalter ce succès.

Objet de fascination, signe d’appartenance à une certaine classe sociale, liberté, pouvoir… s’amalgament autour de la voiture quantité de concepts, symboles de modernité et de réussite. « Consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique  », la voiture cristallise tous les désirs et satisfait tous les besoins des sociétés industrialisées à travers le monde. Si rapidement la prospérité de Detroit décline, la souveraineté de l’automobile, elle, n’a de cesse de s’intensifier.

En à peine plus d’un siècle, la production automobile américaine a été multipliée par 2 000, passant de 8 944 véhicules fabriqués en 1904 à 15 608 386 en 2023. Cette même année, la production mondiale plafonnait à 94 millions de véhicules fabriqués.

À l’autre bout de la chaîne, des pays comme le Guatemala, le Nicaragua ou le Honduras apparaissent à peine dans les chiffres de production automobile alors qu’ils affichent une démographie et une demande en la matière croissantes. Les marchés locaux se tournent sur l’importation, et achètent majoritairement des véhicules d’occasion. Au Guatemala, par exemple, 75 % des véhicules importés sont d’occasion, dont la plupart proviennent des États-Unis.

Run & Drive des termes utilisés pour désigner des véhicules déclarés perte totale par les assurances américaines –, c’est l’histoire d’un commerce transfrontalier de voitures accidentées qui, ramenées par des chauffeurs sud-américains, sont revendues sur les marchés locaux en pleine expansion. 

Run & Drive, c’est le quotidien de ces hommes, aux allures de western post-industriel fait d’attente, d’interminables routes et de corruption.

Run & Drive, c’est enfin l’histoire d’un rêve d’occasion qui se nourrit d’une mythologie populaire tenace, que même les risques omniprésents dans cette entreprise ne semblent entamer. 

 

 

 

PRÉPARATION

 

Quartier d’Otay Messa, Sud-Est de San Diego, Californie.
Julio César Pisquiy Nimatuj, 41 ans, vient d’arriver, après avoir atterri à Tijuana (Mexique). Accolé à la frontière mexicaine, Otay Messa est l'un des deux ports d’entrée de la ville.

Depuis des dizaines d’années, ils sont des milliers comme Julio à entrer en toute légalité aux quatre coins des États-Unis pour y récupérer des voitures que les assurances ont déclarées inaptes à la route.  Ce n’est qu’en arrivant sur place qu'ils découvrent l’état des véhicules, achetés aux enchères sur le web, avec lesquels ils s’apprêtent à faire des milliers de kilomètres. Une fois leur cargaison récupérée s’ensuivent des heures de réparation pour rendre fonctionnelle et relativement sécuritaire la voiture qui sera celle qui tractera la seconde. Guatemala, Honduras, Nicaragua ou Salvador, plusieurs jours de route les séparent de leur destination où les véhicules seront revendus : bus scolaire, 4x4, camion, moto ou berline familiale, tout a une valeur dans ce monde de la débrouille.

Une fois prêts à rouler, ceux qu’on appelle les mancuerneros – de l’espagnol mancuerna, haltère, référence aux deux voitures attachées l’une à l’autre par la barre de remorquage – convergent vers l'un des deux postes frontaliers texans : Presidio ou Los Indios, par lesquels ils vont sortir des États-Unis pour entreprendre le long et périlleux chemin du retour.

 

 

 

 

ROUTE

 

Des mancuerneros comme Julio peuvent parcourir entre 800 et 1 200 kilomètres par jour, pour un voyage qui en dure en moyenne sept et représente un investissement total d’environ 3 000 dollars. Cette somme qui s’ajoute à celle déboursée pour l’achat des voitures, couvre le billet d'avion, les pièces détachées, les paiements aux agences qui traitent le permis de transit au Mexique, la nourriture et les taxes. Pour que cette entreprise soit rentable, les transmigrants tentent donc de revenir avec au moins deux véhicules. Optimiser chaque voyage est crucial, ainsi certains d’entre eux, mettant à profit leur réseau aux États-Unis, remplissent leurs voitures de vêtements, de machines à coudre, d’équipement médical, d’ordinateurs, de cadeaux, etc., qu’ils acheminent vers le Sud moyennant paiement.


Il leur faut également, en plus de s’improviser mécaniciens, réduire au maximum tous les coûts. Avant de passer au Mexique, il n’est pas rare que l’on mange et dorme à bord des véhicules. Certains, comme Julio, cuisinent sur des réchauds de camping ; on se repose derrière le volant, à l’arrêt sur des stationnements. De l’autre côté de la frontière américaine, l’insécurité est trop grande, alors il faut trouver les hôtels peu coûteux où passer la nuit. La vie sur la route est un mélange de solitude, de monotonie, de dangers et d’entraide. Même si les mancuerneros sont majoritairement seuls au volant de leur convoi avec pour compagnons leurs indispensables outils, au fil des années et avec l’introduction des cellulaires s’est développé un fort réseau de solidarité permettant de partager les informations importantes sur la route.

Une fois passée la frontière, les autorités mexicaines imposent un trajet à effectuer en un maximum de cinq jours. Cette traversée longue de 2 800 km ne va pas sans risques. Narcotrafiquants, corruption endémique, gangs de route et même douaniers, les extorsions sont courantes. Tous les mancuerneros le savent, dans le coût du voyage, il faut inclure ces sommes prises aux chauffeurs. Il en va de leurs vies.

 

Liste des colis du chauffeur

  • 2 boîtes de parfum
  • 3 maillots de bain
  • 1 veste pour le lit
  • 10 boîtes de cils
  • 1 sac de voyage avec 6 parfums
  • 2 tasses à café
  • 1 ventilateur
  • 1 lampe
  • 1 pistolet à souder
  • 1 fer à repasser
  • 2 rallonges électriques
  • 3 bouchons
  • 2 perceuses avec leurs mèches
  • 2 jeux de vaisselle
  • 5 paires de chaussures
  • 2 lampes à main
  • 1 socle de télévision
  • 2 marteaux
  • 1 télévision
  • 6 liquides alcoolisés
  • disques de perceuse
  • 1 ruban adhésif

 

 

 

 

 

DESTINATION

 

Parvenir à destination sain et sauf est déjà une réussite en soi. Quant aux véhicules ramenés, ils sont envoyés à une main-d’œuvre très peu coûteuse chargée de leur donner l’apparence du neuf pour être ensuite revendus. Bientôt, ils viendront s’ajouter aux fréquents embouteillages locaux. En effet, malgré des répercussions sociales et environnementales lourdes (pollution, accidents graves dus à des défaillances techniques persistantes), la classe moyenne rêve d’acquérir un véhicule individuel afin notamment d’échapper à l’insécurité grandissante dans les transports en commun.

Au Guatemala, le salaire minimum plafonne à 434 dollars par mois. En effectuant régulièrement la route – jusqu’à 15 fois par an pour certains – les mancureneros parviennent à augmenter leur niveau de vie et celui de leur famille. Loin de vivre dans le luxe, ces hommes acquirent tout de même un statut social à part, fait d’admiration et de prestige relatif. Alors que beaucoup sont entravés par la pauvreté et les restrictions migratoires, les transmigrants, eux, franchissent régulièrement ces frontières et commercent plus ou moins librement avec les États-Unis, qui demeurent le symbole de tous les possibles. Malgré la dangerosité avérée de l’emploi, les mancuerneros développent une sorte de dépendance à la route, à l’état d’esprit et au mode de vie qu’impliquent ces voyages si particuliers qui s’alimentent d’un fantasme de liberté.

Protagonistes d’odyssées sans véritable retour, les mancuerneros, ces héros picaresques, passent plus de temps sur la route que chez eux. Ayant troqué leur navire pour des véhicules rescapés in extremis, ils ne succombent plus au chant des sirènes mais bien à celui de la divine automobile.

 

 

 

 

DOCUMENTAIRE




Réalisé et monté par Hubert Hayaud • Recherche: Xochitl Zepeda • Directeur Photo: Arnaud Bouquet • Musique: Sylvain Collin • Conception sonore et mixage sonore: Fabien Noël • Correction de couleur: Ismael Ouattara Baldé chez Post-Moderne • Production: Patrick Fauquembergue et Hubert Hayaud

 

EXPOSITION